A l’occasion du 60ème anniversaire du concile Vatican 2 (11 octobre 1962- 8 décembre 1965)

 En  relisant aujourd’hui cette conférence donnée il y a plus de 50 ans,  il est vraiment difficile de ne pas en constater la brûlante actualité…
La perspective du présent a transformé la façon dont nous voyons l’Église ; la crise de la foi nous a conduits à la considérer comme une structure qui peut être modifiée par les seules forces humaines, perdant de vue sa véritable image, le reflet de la lumière du visage de Dieu.
L’histoire a livré à notre attention non seulement les conquêtes théologiques ardues et les fruits d’un chemin ecclésiologique fondé sur le mystère du Christ, mais aussi les actions honteuses des hommes
qui ont défiguré le visage de l’Église, la mortifiant et l’immergeant dans de nombreux scandales. Comment pouvons-nous continuer à croire face à ces incohérences ?


« Comment peut-on, au regard de la situation actuelle, justifier le fait de demeurer dans l’Église ? […] J’aimerais […] fournir une première réponse sous forme d’une analogie. […] Nous avions dit qu’en examinant l’Église de trop près nous avions fini par perdre de vue l’ensemble. On peut approfondir cette idée en la rapprochant d’une image que les Pères de l’Église ont mise en évidence dans leur interprétation symbolique du monde et de l’Église.
Ils expliquèrent que la lune figurait dans l’organisation du cosmos ce qu’était l’Église dans l’organisation du salut, au sein du cosmos intellectuel et spirituel. […]


L’Église reflète la lumière du Christ !
Pour les Pères, l’application à l’Église de la symbolique de la lune découlait de deux idées principales : d’une part de la correspondance entre la lune et la femme (la mère), d’autre part de l’idée que la lune n’est pas source de lumière, puisqu’elle la reçoit d’Hélios. Sans lui, elle ne serait qu’obscurité ; elle brille, mais sa lumière n’est pas sa lumière, c’est la lumière d’un autre. Elle est lumière et obscurité à la fois. Elle-même n’est qu’obscurité, mais elle dispense une clarté, qui lui vient d’un autre, dont la lumière se propage par son intermédiaire. C’est exactement en cela qu’elle représente l’Église, qui illumine bien qu’elle ne soit elle-même qu’obscurité : elle ne puise pas la lumière en elle-même, mais elle la reçoit du véritable Hélios, le Christ, si bien qu’elle peut, bien qu’elle ne soit elle-même qu’un amas de pierre […] , éclairer les ténèbres dans lesquelles nous vivons de par notre éloignement de Dieu – « la lune nous raconte le mystère du Christ » (Saint Ambroise). […]
L’astronaute ou la sonde lunaire ne découvrent sur la lune qu’un désert, des pierres, du sable et des montagnes, mais aucune source de lumière : la lune n’est en définitive que cela, elle n’est qu’un désert de sable et de pierres. Et pourtant, elle est, non pas en soi, mais parce qu’elle reçoit et réfléchit la lumière, source de lumière et elle le reste à l’époque des voyages dans l’espace. […] Alors je pose la question : n’avons-nous pas là une image véritable de l’Église ? Celui qui emprunte la navette spatiale pour faire des prélèvements sur l’Église et l’étudier, ne découvrira que le désert, le sable et les pierres, ne découvrira que l’humanité de l’homme et de son histoire avec ses déserts, sa poussière et ses montagnes. C’est ce qui lui est propre. Mais ce n’est pas ce qui la caractérise. L’essentiel est qu’elle est lumière bien qu’elle ne soit elle-même que sable et pierres, lumière provenant du Seigneur, provenant de l’Autre : ce qui ne lui est pas propre est en réalité véritablement ce qui lui est propre, sa caractéristique particulière, oui, elle trouve son essence dans le fait qu’elle n’a aucune valeur en elle-même, dans le fait que ce qui compte chez elle est précisément ce qu’elle n’est pas, et qu’elle n’existe que pour être dépossédée –qu’elle est source de lumière, alors qu’elle n’est pas lumière et que, de ce fait même, elle est néanmoins lumière. […]


L’Église est l’Église du Christ !

Ce que recouvre cette image me paraît être essentiel. Néanmoins […] j’aimerais l’expliquer en m’appuyant sur une autre observation. […] Notre Église ainsi que toutes les nombreuses églises se sont substituées à Son Église ; chacun a désormais la sienne. Les églises sont devenues « nos » entreprises dont nous sommes fiers ou dont nous avons honte ; beaucoup de petites propriétés privées se juxtaposent, il ne s’agit que de nos églises « à nous », que nous bâtissons nous-mêmes, qui sont nos œuvres et nos propriétés, et que nous voulons donc
en conséquence transformer ou maintenir en place. Derrière « notre église » ou aussi derrière « votre église », « Son Église » a disparu. Mais la seule qui compte, c’est la Sienne et, si elle n’existe plus, alors notre église doit aussi démissionner. Une église qui ne serait que la nôtre serait une entreprise vaine et puérile.

Je viens de donner une réponse fondamentale à la question qui nous occupe : je suis dans l’Église parce que je crois que « Son Église » existe derrière nos églises, aujourd’hui comme avant, en dépit de ce que nous pourrions faire pour la supprimer. Je ne vois pas comment je pourrais être près de Lui autrement qu’en étant dans Son Église, à l’intérieur même de Son Église. Je suis dans l’Église parce que je crois malgré tout qu’elle n’est pas profondément nôtre, mais justement « Son Église ».

Pour m’exprimer encore plus concrètement : c’est l’Église qui, en dépit de son caractère proprement humain, nous donne le Christ. Ce n’est qu’à travers elle que nous pouvons Le recevoir, comme une réalité vivante et toute-puissante qui, ici et maintenant, me comble et me pousse à me surpasser.

Henri de Lubac a formulé cette idée de la façon suivante : « Savent-ils, ceux qui acceptent encore Jésus tout en rejetant l’Église, que c’est grâce à elle, en fin de compte, qu’ils Le connaissent ? [… ] Jésus est vivant pour nous. Sous quels sables mouvants seraient ensevelis non pas son nom et sa mémoire, mais son influence vivante, l’action de l’Évangile et la foi en sa divine personne sans la continuité visible de son Église ? [… ] Sans l’Église, le Christ finirait par s’évanouir, se déliter, disparaître. Et que deviendrait l’humanité si on lui enlevait le Christ ? »

Cette évidence élémentaire doit être postulée avant tout autre chose : quelles que soient les infidélités qui se commettent ou qui peuvent se commettre dans l’Église, il est indéniable qu’elle a besoin constamment de se référer à Jésus-Christ. Et c’est pour cette raison qu’il n’y a finalement pas d’opposition entre le Christ et l’Église. […] Et dans la mesure où l’Église, et elle seule, nous donne Jésus-Christ, le rend présent et vivant dans le monde, le fait renaître toujours dans la foi et dans la prière des hommes, elle dispense Sa lumière à l’humanité, lui fournit un point d’ancrage et un critère de référence sans lesquels elle ne serait plus concevable. Celui qui désire la présence de Jésus-Christ dans l’humanité, ne la trouvera pas en s’opposant à l’Église, il la trouvera en son sein même.


La foi ne peut se vivre que dans l’Église !

De cela découle l’affirmation suivante : je suis dans l’Église parce que je suis chrétien. Car on ne peut pas croire tout seul. On ne peut croire qu’avec ses coreligionnaires. La foi est d’après son essence même une force de rassemblement. Elle est figurée pour la première fois dans le récit de la Pentecôte, dans le miracle de la compréhension qui se produit entre des hommes que leur origine et leur histoire séparent. La foi est ecclésiale ou elle n’est pas…

S’ajoute à cela un autre fait : de même qu’on ne peut pas croire seul, mais seulement avec ses coreligionnaires, on ne peut décider de son propre chef de croire et inventer sa foi. Nous ne pouvons croire que lorsque, et parce que, le pouvoir de croire nous est donné, pouvoir que l’on ne détient pas personnellement, qui n’est pas de notre ressort, mais qui nous précède.

Une foi inventée est une contradiction en soi. Car une croyance que j’aurais moi-même inventée ne pourrait que dire et attester ce que je suis moi-même et ce que je sais de toute façon, elle ne pourrait franchir le seuil de mon propre moi. Par conséquent, une Église que j’ai moi-même édifiée, une communauté qui se constitue de manière autonome et qui ne dépend que de mon bon vouloir, est une contradiction en soi. Si la foi requiert la communauté, alors il s’agit d’une communauté qui est toute-puissante et qui me précède, et non d’une de mes créations, d’un instrument au service de mes propres désirs. […]

Revenons en arrière : on ne peut être chrétien que dans l’Église. Et pas en marge. Et n’ayons pas peur de poser encore une fois très froidement une question pathétique : que serait le monde sans le Christ ? Sans un Dieu, qui parle et qui connaît l’homme, et que, de ce fait, l’homme peut aussi connaître ? Nous connaissons aujourd’hui très exactement la réponse. Là où l’on a tenté avec acharnement et persévérance d’instaurer un monde sans Dieu,
l’entreprise s’est soldée par une expérience absurde, par une expérience privée de modèle.

 Quelles que soient les défaillances que puisse avoir eues concrètement la chrétienté au cours de son histoire (et elle a toujours failli de manière consternante), les lois de la justice et de l’amour sont, quand bien même elle ne le voudrait pas, néanmoins issues du message qu’elle conserve, souvent contre son gré quoique cependant jamais sans la force tranquille qu’elle tire du message dont elle est le dépositaire. […]

Pour comprendre l’Église, il faut l’aimer !

Venons-en à notre dernier point. Un homme ne voit que s’il aime. Il y a certes aussi la lucidité du refus et de la haine. Mais le refus et la haine ne discernent que ce qui leur ressemble : le négatif. Ils peuvent préserver de l’aveuglement l’amour qui ne perçoit pas ses propres limites et les menaces qui le guettent. Mais ils ne sont pas constructifs. Sans une certaine dose d’amour, on ne trouve rien. Celui qui ne s’engage pas au moins un peu dans l’expérience de la foi, dans l’expérience de l’Église, celui qui ne s’engage pas positivement, qui n’assume pas le risque de voir avec les yeux de l’amour, va au-devant des ennuis.

L’aventure de l’amour est la condition préalable de la foi. Pour peu qu’on se lance, alors on ne ressent plus le besoin d’occulter le moindre des travers obscurs de l’Église. On découvre qu’il n’y a pas que cela dans l’Église. On découvre à côté des scandales une autre histoire de l’Église, celle de cette force libératrice et prolifique de la foi qui s’est incarnée à travers les siècles dans de grands personnages tels que saint Augustin, saint François d’Assise, le dominicain Las Casas qui s’est battu avec fougue pour les Indiens, saint Vincent de Paul, Jean XXIII. Sans parler des belles choses que son message a inspirées, que nous admirons encore aujourd’hui dans des œuvres incomparables qui témoignent de sa vérité : ce qui a pu s’exprimer de cette manière ne peut venir des ténèbres.

La beauté des grandes cathédrales, la beauté de la musique qui a été composée dans l’entourage de la foi, la noblesse de la liturgie ecclésiastique et surtout la réalité concrète de la célébration que l’on ne peut pas inventer tout seul, mais qu’on peut seulement recevoir, la transformation du calendrier en calendrier liturgique, dans lequel le passé et le présent, l’instant et l’éternité se rejoignent, tout cela n’est pas dû à mon avis à un quelconque hasard.

 Le beau reflète le vrai, disait saint Thomas d’Aquin, et l’altération du beau est la dérision de la vérité perdue, pourrait-on ajouter. L’expression que la foi a su prendre dans l’Histoire témoigne en sa faveur, et en faveur de la vérité qui lui est sous-jacente.[…]

Si aujourd’hui tout échoue, c’est essentiellement parce que nous ne cherchons plus qu’à nous conforter nous-mêmes. Rester dans une Église que nous bâtirions qu’afin qu’elle soit digne de perdurer ne rime à rien ; c’est une contradiction en soi. Mais rester dans l’Église parce qu’elle mérite de demeurer, parce qu’elle mérite d’être aimée et qu’elle peut grâce à l’amour se métamorphoser constamment pour devenir elle-même – c’est la voie que nous indique la responsabilité de la foi aujourd’hui. »